Peste blanche & peste brune

Chiner de vieilles photos. Et à partir d’un nom griffonné au verso, essayer de les faire parler. Reconstituer quelques bribes et tenter de retracer l’histoire qui se cache derrière ces portraits.

Bienvenue sur les traces d’une nouvelle enquête autour de deux vieilles photos sepia. Qu’ont elles à nous dire ? Trois inconnus en uniforme sur la première. Trois uniformes différents. Mais un même goût capillaire partagé autour du combo bouc / moustache. Aucun nom au recto ni au verso. De parfaits anonymes.

Sur la deuxième photo, un de ces trois hommes pose seul. En uniforme militaire avec ce qui ressemble à une épée. Et surtout un nom, un sésame pour les recherches : Docteur J. Guetschel. Dernier indice, les deux photos ont été prises chez un photographe de Nice.

Jules Guetschel (photo retouchée avec l’outil de MyHeritage)

Quelques recherches permettent d’identifier ce Jules Guetschel, médecin réputé du Nice des années 30. Né en 1874 à Vichy de Aaron et Léontine Levy, Jules s’engage dans des études de médecine. Il choisit le traitement de la tuberculose comme sujet de thèse. Sujet pleinement d’actualité à cette époque où, 20 ans après la découverte du bacille de Koch, la tuberculose est encore indomptée et continue de faire des ravages. Au cours du XIXe siècle, en France, on estime à plus de 10 millions les victimes de la tuberculose ! D’où son surnom de « Peste blanche ». Les travaux de Jules ne permettront pas de vaincre le fléau. Les tentatives de vaccins de ne sont pas fructueuses et il se montre dubitatif : « Nous croyons donc que l’avenir de la toxinothérapie ne doit pas être trop brillant. » L’avenir lui donnera heureusement tort avec la découverte en 1921 du BCG puis surtout après-guerre des antibiotiques.

Affiche de la Fondation Rockefeller qui agit en France contre la tuberculose (@DR)
Thèse du docteur Guetschel sur le traitement de la tuberculose, 1902 (@ Source Gallica)

Diplômé de médecine en 1902 à la faculté de Lyon, Jules Guetschel continue à lutter contre la « peste blanche ». Il travaille dans un grand sanatorium, conçu au grand air, sur le plateau d’Hauteville dans l’Ain.

Sanatorim d’Hauteville où travailla Jules Guetschel

Jules épouse en 1903 à Nancy une petite cousine Emma Camille Guetschel. Leur vie se déroule tranquillement à Nice où naît leur fille unique, Josette Suzanne (1905-1987). Jules est nommé « officier d’académie » en 1907 (l’équivalent des palmes académiques) et un dossier de légion d’honneur à son nom existe aux archives départementales (01M 0585, non consulté). En 1915 il est médecin du sanatorium israélite de Nice.

Jules, devenu veuf en 1939, reste à Nice pendant la seconde guerre mondiale. Il faut dire que la ville est en Zone Libre et semble donc sûre. Le 28 mai 1941 il renouvelle son acte d’engagement dans la Défense Passive en tant que docteur. Il est apprécié, son dossier précise : « Conduite et moralité bonne, son attitude au point de vue national a toujours été correcte ». (Merci aux Archives Départementales de m’avoir transmis ce dossier). Mais 3 jours plus tard, le 2 juin 1941, les juifs de Nice doivent être recensés, quoiqu’en zone dite libre. La blouse blanche est finalement rattrapée par les chemises brunes. Un dernier document apparaît dans son dossier en date du 2 octobre 1941, particulièrement émouvant avec ce qui doit être l’une de ses dernières photos.

Dernière photo de Jules Guetschel, octobre 1941 (archives départementales cote 1468 W 320)

En 1942 la Zone Libre dont fait partie Nice est envahie par les Italiens, puis par les Allemands en 1943. Jules Guetschel est arrêté à Nice en septembre 1943 à l’âge de 69 ans. Ce médecin apprécié et reconnu qui aura passé sa vie à soigner ses concitoyens est transféré à Drancy puis déporté à Auschwitz par le convoi N° 60. Il meurt assassiné le 15 octobre 1943.

Son souvenir a récemment refait surface à travers une improbable anecdote. Un jogger en 2016 a en effet trouvé en forêt près de Nice des débris d’une plaque de marbre avec les noms de plusieurs victimes déportées. Cette plaque ornait la « Villa Jacob » de Nice, maison de retraite israélite qui fut raflée en 1943 et dont Jules fut le « dévoué médecin ». Cette plaque a vraisemblablement été jetée lors de la destruction de cet établissement dans les années 1980. Une cérémonie a récemment honoré ces déportés à l’occasion de cette redécouverte (plus de détails sur cette découverte ici ou ici).

Plaque de la Villa Jacob (@ source LE BLOG DE L’AMEJDAM, Association pour la Mémoire des Enfants Juifs Déportés des Alpes-Maritimes.)

Jules avait 2 sœurs et 3 frères. Le cadet Joseph Jonas Guetschel (1885-1915) fut diplômé de Polytechnique, lieutenant d’artillerie Mort pour la France en 1915.

Les deux autres frères de Jules sont l’aîné Bernard (1872-1943) et Alix Alfred (1877-1956). Peut-être sont ils les deux personnes aux côtés de Jules sur la première photo ?

Par chance j’ai réussi à trouver sur un autre site internet de vieux papiers la photo de Bernard Guetschel et de sa femme Julie Salomon (1876-1943, fille de Alfred Salomon et Sarah Hellendl), identifiés nommément. Sûrement issus du même album de famille car l’écriture manuscrite semble identique à la photo initiale de Jules. La comparaison de cette photo de Bernard Guetschel avec le personnage central de la première photo laisse peu de place au doute.

Bernard Guetschel (1872-1943) et sa femme Julie Salomon (1876-1943)

L’outil de retouche photo de Myheritage (réservé aux abonnés dont je ne fais pas partie, mais parfois ponctuellement disponible gratuitement) permet une comparaison fine de ces deux personnes qui n’en font qu’une : il s’agit bien de Bernard Guetschel.

Bernard Guetschel

Né à Nice en 1872, Bernard épouse Julie Salomon avec laquelle ils auront 3 enfants. Bernard mène une affaire de négoce en lingerie et broderie, l’hiver à Menton et l’été à Aix les Bains. Resté à Menton pendant la guerre, Bernard y est arrêté avec sa femme et sa fille Simone en 1943. Ils sont tous 3 déportés dans le même convoi que Jules Guetschel et assassinés à Auschwitz.

Le troisième frère (probablement le 3è homme de la photo ?), Alix Alfred Guetschel, réussit (par quel miracle ?) à traverser la guerre avec sa femme. Un de leur fils néanmoins, Raoul Guetschel (1912-1943), n’aura pas cette chance, déporté et assassiné en 1943.

Puissent ces quelques lignes et ces recherches honorer ces personnes, nos concitoyens rattrapés par les horreurs de la guerre et la folie des Hommes. Cela peut certes surprendre voire choquer de trouver sur des sites de vente en ligne ce genre de photos de famille. Ce n’est évidemment pas leur place naturelle. Cependant le vendeur ne sait généralement rien du destin tragique des personnes concernées. Et au gré des générations et de la mémoire qui se perd, il vaut encore mieux que ce genre de vieux documents de famille soient ainsi conservés et transmis de la sorte que tout simplement jetés et détruits. C’est un moindre mal qui permet à ces photos de continuer à circuler et à raconter leur histoire. Quant aux photos que j’ai pu récupérer à droite à gauche au cours de mes recherches, elles seront naturellement transmises au Mémorial ou à Yad Vashem pour compléter leurs informations et donner un visage à ces disparus.

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