V comme… Vraie crapule & faux espions

Fin 19e siècle, le procès d’un français juif injustement accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne, condamné au bagne dans une affaire basée sur de fausses pièces et où apparaissent les noms des colonels Henry et Picquart : vous avez reconnu ? Et non ce n’est pas l’affaire Dreyfus ! Bienvenue sur les traces de l’affaire Goldhurmer (du nom de la victime) ou de l’affaire Decrion (du nom de la crapule).

Beethoven d’après Lucien Levy-Dhurmer, neveu de Alfred Goldhurmer
(expo L’art du pastel de Degas à Redon au Petit Palais, 2017, photo ©SurNosTraces)

Rdv au Terminus : le début de la fin

Alfred Désiré Goldhurmer est né à Paris en 1843, d’une famille d’origine polonaise de Varsovie installée à Paris dans les années 1830. Il est l’oncle de Lucien Levy (1865-1953) qui pris pour nom d’artiste Levy-Dhurmer, artiste peintre renommé.

Alfred eut le malheur de rencontrer un jour un certain Decrion dans les salons du Terminus. Ce café situé à St Lazare, aujourd’hui le Hilton, était un point de rencontre très à la mode fin 19e.

Hôtel Terminus, Paris St Lazare

Alfred est alors un modeste négociant d’une cinquantaine d’année, revenu des Amériques sans avoir réussi à y trouver la fortune. Divorcé, trois enfants, il enchaîne les missions de commis négociant. Et voilà qu’un jour de 1898 la chance semble enfin lui sourire. Il croise un individu entreprenant qui lui propose une mission importante (et rémunérée) : profiter de ses activités de négoce pour aider la France à aller récupérer des informations sur son voisin allemand. Autrement dit, aller faire l’agent secret et aller espionner à Metz les activités et l’organisation des défenses allemandes. Decrion présente bien, il est jeune et entreprenant et présente des justificatifs officiels rassurants. Decrion donne à Goldhurmer de l’argent ainsi qu’un petit appareil photo pour lui permettre d’effectuer sa mission. On imagine la fierté d’Alfred d’avoir ainsi été choisi pour une mission d’importance, et en plus rémunérée.

Seul petit souci dans cette belle histoire, Decrion ne travaille pas pour les services secrets et n’est qu’une crapule qui au contraire, vit sa vie en « fabriquant » et vendant de faux espions qu’il envoie en Allemagne, avant de les dénoncer aux services allemands contre rémunération. Ex-inspecteur de la Sûreté Générale, Decrion était un intriguant qui s’est rapidement fait virer de la police pour avoir le chic de falsifier des preuves voire carrément d’inventer de faux attentats. D’après ses états de service consultés aux Archives Nationales, Decrion était un « serviteur très médiocre, très intelligent mais a toujours cherché à s’embusquer et à faire le moins de service possible ».

Photo de Victor Decrion (source Archives Nationales, ©SurNosTraces)

La presse de l’époque détaille la suite des événements :

«  Decrion le détermina à quitter ses occupations et à se rendre en Allemagne pour faire de l’espionnage. La tentation fut d’autant plus grande pour Goldhurmer qu’il était plus besogneux. Il ne parvenait même pas à payer le faible loyer qu’il avait rue de Rivoli, où, au 4e, il occupait une modeste chambre située au sixième étage. Le soir de son entrevue avec Decrion il rentra chez lui tout joyeux. Il annonça à l’amie avec laquelle il vivait qu’une importante maison de bijouterie de la place de la République venait de le prendre comme voyageur et qu’en conséquence il lui fallait partir pour Londres, puis pour la Belgique. Le lendemain Goldhurmer partit, disant qu’il serait de retour dans une huitaine de jours, mais il ne reparut plus. On ne savait ce qu’il était devenu, quand, au mois de novembre, le concierge de la maison de la rue de Rivoli reçut une lettre de son locataire datée de la prison de Metz. Dans cette lettre, Goldhurmer, sans fournir aucune explication, annonçait qu’il avait été arrêté et demandait qu’on lui envoyât des vêtements et une somme de 150 francs à titre de prêt. »

Victor Decrion : « Agent provocateur, faussaire dynamiteur, délateur d’anarchistes, inventeur de faux complots et de ténébreuses machinations. »

L’Aurore, 21 décembre 1898

Decrion ne semble pas avoir ciblé Goldhurmer par un quelconque antisémitisme. Decrion a fait plusieurs autres victimes, notamment d’origine belge et suisse. C’est plus son profil « cosmopolite », ayant longtemps vécu à l’étranger, qui semble avoir séduit Decrion. Goldhurmer s’est vite retrouvé piégé dans cette infâme machination. Il se retrouve ainsi intercepté dès son arrivée à Metz par la police allemande, jeté en prison et finalement condamné à 5 ans de bagne en Allemagne.

Les portes du pénitencier

Impossible alors de retrouver sa trace à sa sortie : rien dans la presse ancienne, rien dans l’état civil français, rien dans les archives de Paris (listes électorales notamment), rien dans les archives de Moselle de la prison de Metz. Rien. Nulle part. Et c’est bien normal car il n’est jamais rentré en France. Les archives allemandes m’ont non seulement transmis le dossier de son procès et sa condamnation à cinq ans de bagne par le tribunal de Leipzig en mars 1899, mais m’ont aussi précisé que Alfred Désiré est mort au pénitencier de Luckau le 4 octobre 1903.

Extrait du dossier d’accusation allemand contre Alfred Désiré Goldhurmer, arrêté à Metz sous le nom de Charles Gündel.
©BundesArchiv R3001-5025

Charmante petite bourgade située entre Leipzig et Berlin, à plus de 1 000 km de Paris, Luckau est surtout réputée pour son pénitencier. Après avoir quasiment purgé sa peine, les portes du pénitencier se sont définitivement refermées sur Alfred Goldhurmer.

Les archives locales n’ont bizarrement aucune trace de Goldhurmer dans les archives du pénitencier dont elles disposent, manifestement incomplètes. Alors qu’on dispose du portrait bertilloné de la crapule Decrion, les recherches n’ont pas permis de retrouver une photo de Goldhurmer. Et sa descendance n’en n’a pas non plus.

Les Archives Nationales en France évoquent bien dans le dossier Decrion l’existence d’un « Dossier Goldhurmer », mais jusqu’ici resté introuvable. Rien dans les inventaires en ligne, et aucune réponse des archives contactées.

Dossier Decrion, sur lequel il est aussi évoqué un Dossier Goldhurmer, pourtant inexistant (Archives Nationales F7 159461 ©SurNosTraces)

L’ombre de l’affaire Dreyfus

Alors que Alfred croupit au pénitencier, Decrion est rattrapé par la justice et condamné pour espionnage en juillet 1899 à 3 ans de prison (pour une affaire totalement indépendante de Goldhurmer). Avec le procès de Decrion, l’innocence de Goldhurmer est enfin reconnue et sa grâce est évoquée dans la presse. Mais il n’y a eu aucune révision ni libération. Ne serait il pas temps ?

Si Goldhurmer n’a absolument aucun lien avec Dreyfus, en revanche la crapule Decrion a mouillé dans les deux. Dans son procès, Decrion fait des révélations concernant l’affaire Dreyfus. Après avoir bossé au service des renseignements pour le colonel Picquart (l’officier qui a révélé que Dreyfus était innocemment accusé) qui, méfiant, l’a viré à la Sûreté Générale, Decrion est recueilli par le colonel Henry (l’officier qui a produit des faux-documents pour condamner Dreyfus).

Decrion prétend avoir travaillé avec le colonel Henry pour récupérer des écritures manuscrites et faire des faux dans le cadre de l’affaire Dreyfus. « Decrion dit que Henry le chargea de lui procurer un spécimen de l’écriture de MM. Mathieu Dreyfus, Scheurer-Kestner, J. Reinach, Hadamard et de Mme Lucie Dreyfus. » Decrion prétend même avoir servi d’intermédiaire entre Henry et Esterhazy. Toutes ces affirmations sont cependant douteuses. Emprisonné à l’issue de son procès, Decrion abandonne toute dignité et écrit à la police pour supplier de le reprendre, sans un mot pour ses victimes qui croupissent en prison. Une note manuscrite lapidaire clôt le débat en guise de réponse : « Il ne faut jamais et sous aucun prétexte se servir de Decrion ».

L’Aurore, 21 décembre 1898

4 commentaires

    • Ca a été un plaisir Danielle de vous accompagner dans ces recherches et d’avoir réussi à trouver ce qu’était devenu ce pauvre Alfred Désiré. J’aurais aimé trouvé une vieille photo de lui.

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