La fabrique d’ouvriers et de Français

Faire parler une photo anonyme ?

En chinant sur un site de vieux papiers, je suis tombé sur une photo qui m’intrigue. D’après le vendeur, elle proviendrait d’une famille juive parisienne, sans aucune précision supplémentaire. Aucune indication au dos, ni lieu, ni date, ni non. Juste de quoi piquer ma curiosité et tenter de faire parler cette vieille photo. On y voit ce qui semble être un groupe d’ouvriers devant leur atelier. Plusieurs tiennent divers objet et outils : ce qui ressemble à une scie, un ciseau à bois, des crayons, ainsi que plusieurs albums de photos et cartes postales. A l’arrière plan, une porte avec une indication « bureaux » confirme que la photo a été prise en France. Au sol, deux rails au milieu des pavés, typiques de certains vieux ateliers industriels. De part et d’autre, deux personnes qui ne semblent pas vraiment des ouvriers se tiennent debout, l’un en costume avec nœud papillon, l’autre en blouse avec une cravate. Peut-être les patrons de l’entreprise ou des chefs d’atelier ? Au total 37 personnes, la plupart des hommes mais aussi 4 femmes. De tous âges. Et quelques barbes dignes des ZZ Top ou de Théodore Herzl qui peuvent évoquer pour certains une possible allure juive d’Europe de l’Est.

Comment faire parler cette photo ? Seule, elle serait condamnée à rester muette. Il se trouve qu’elle fait partie d’un lot, accompagnée de 3 autres photos ayant appartenu à la même famille. Cette mise en contexte est essentielle. Deux photos sont sans intérêt pour cette recherche, mais la dernière est intéressante et particulièrement touchante, avec 4 jeunes gamins sur leur 31. Ils portent souliers vernis et couronne de lauriers, tenant fièrement ce qui semble être des livres remis aux meilleurs écoliers, avec des couvertures en français dont une aux couleurs de la Ville de Paris.

Photo adressée à la famille Rosenfeld, 23 rue de la Forge Royale, Paris 11

Et au verso une indication manuscrite en roumain, adressée à « Minart Rosenfeld, rue de Forge Royal 23 ».

Un lien avec la famille Rosenfeld ?

Photo au nom de Milly, Gisèle, Rose et Nathan Segal

Un petit tour sur le site des archives de Paris permet tout d’abord d’aller vérifier le recensement des habitants résidant au 23 rue de la Forge Royale. Rien dans le recensement de 1926 ni dans celui de 1936, mais dans celui de de 1931 on trouve une certaine Esther Rosenfeld. Née en 1898 en Roumanie, elle est sténo-dactylo et mère de deux enfants Gisèle et Lucien. Gisèle est aussi l’un des prénoms que je crois lire au verso de la photo des enfants : « Gizel ».

Recensement de 1931 de l’immeuble du 23 rue de la Forge Royale, Paris 11
(Source : Archives de Paris)

Nom, prénom, adresse : tout semble concorder et cette photo doit bien appartenir à cette famille Rosenfeld. Cette Esther Rosenfeld, mariée mais sans mari présent (veuve ? mari absent ? resté en Roumanie ?), semble être la fille de Lazare Manasé, né en 1868 en Roumanie, et de Anna. Tous deux sont épiciers, donc a priori sans lien avec la photo de l’atelier. Quid de l’entourage familial ? Peut-être qu’avec un peu de chance un profil plutôt ouvrier ou artisan se dessinera ? Aux actes ! N’ayant pas trouvé l’acte de mariage de Lazare et Anna, vraisemblablement mariés en Roumanie, je me penche sur les actes de naissance. Je n’ai pas trouvé ceux des enfants Gisèle et Lucien Rosenfeld, mais je trouve ceux de Renée et Yetty Manasé, nées toutes deux dans le 11e arrondissement.

Ces actes de naissance s’avèrent plutôt intéressants puisque parmi les témoins se trouvent trois artisans : un ferblantier (Ernest Sosnovitz), un ébéniste (Adolphe Dubowski), et un relieur (Bentzin Judcovici, présent à la naissance de chacune des filles). Ce Bentzin a un profil intéressant : son suffixe -vici indique une probable origine roumaine, et son métier de relieur semble assez compatible avec les albums présents sur la photo. Piste intéressante !

Des recherches approfondies sur ce Bentzin (ou Benzion) Judcovici révèlent un personnage singulier, bien au delà du simple artisan relieur. Ce juif roumain né à Jassy en 1874, immigré à Paris en 1899 s’est fortement investi dans les actions philanthropiques en faveur de la communauté juive à Paris. Des recherches sur le site de la BNF permettent avec chance de trouver un article biographique dressant le portrait de cet homme, avec même en prime sa photo.

Portrait de Benzion Judcovici, publié dans le journal La Charette, novembre 1932 (source Gallica)

Et là bingo ! Ce portrait s’avère une pièce essentielle puisqu’il permet d’identifier avec certitude cette personne sur la photo de l’atelier, debout à droite. Certes sur ce portrait de 1932 la barbe a quelque peu blanchi, mais on tient notre homme !

Benzion, fervent sioniste

Ce Bentzin, aussi appelé Benzion ce qui signifie « Fils de Sion », s’est investi dans de nombreuses oeuvres communautaires, en Roumanie comme en France ou même en Israel. Arrivé à Paris en pleine affaire Dreyfus, Benzion est un fervent sioniste, membre du « Keren Kayemeth » (KKL, en français Fonds National Juif), du « Keren Hayessod » et de Dorché-Zion, divers organismes en charge de l’achat de terres en Israel pour favoriser l’immigration juive. Il est également vice-président de la Fédération des Sociétés Juives de France.

Affiche en faveur du Fonds National Juif / KKL. Le graveur Salomon Roukhomovsky était un proche de Benzion Judcovici (source Gallica)

Au moment de la proclamation de l’État d’Israël en 1948, le KKL aura réussi à acheter 12,5 % des terres du pays, sur lesquelles vivent aujourd’hui près de 80 % de la population israélienne (d’après Wikipedia). Benzion croise et collabore avec de nombreuses personnalités du mouvement sioniste, Theodore Herzl, Max Nordau, Alexander Marmorek, le grand rabbin Zadoc Kahn ou encore le poète Abraham Goldfaden salué comme le « Shakespeare Yiddish ». Naturalisé français en 1908 avec son épouse, Benzion sera même l’un des représentants de la France lors du premier Congrès Juif Mondial en 1936 à Genève et aura à coeur de « montrer à l’Univers l’accueil de la France aux Juifs persécutés« .

Journal Comoedia, 13 mai 1934 (source Gallica)

Benzion est également président de différentes sociétés de secours mutuels comme « Mon Repos » ou « Le Devoir Fraternel« . On le reconnaît bien sur un cliché de 1919 de cette association communautaire en charge d’aider les plus démunis. Là encore la barbe est déjà blanchie et permet de dater notre photo d’atelier plutôt avant guerre.

Société de secours mutuels « Le Devoir Fraternel », juin 1919. On reconnaît Benzion Judcovici au 1er rang, derrière le mot « devoir ». Source : article de Jean Laloum, “Juifs de Pologne en France”, Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [Online]

Localiser l’atelier ?

Différents articles trouvés sur Gallica permettent de retracer le parcours de Benzion. Peu après son arrivée en France, il ouvre en 1902 une papeterie au 50 rue de la Roquette (11e). Relieur vers 1908/1909, il demeure alors 6 rue Pache (11e). D’après l’annuaire « Didot-Bottin », il tient entre 1913 et 1919 un magasin d’albums photographiques au 37 rue Chanzy (11e) ( angle / 208 bd Voltaire). En 1920 il reprend une imprimerie artistique et commerciale, ancienne maison Mendel, au 6 Cité du Wauxhall (10e). Il demeure 23 rue Paul Bert (11e) en 1921. Maroquinier d’après le recensement de 1926, habitant au 18 rue du Temple (4e). Imprimeur d’après le recensement de 1931, habitant au 264 rue du Faubourg St Antoine (12e). « Patron » d’après le recensement de 1936, habitant toujours au 264 rue du Faubourg St Antoine avec sa femme et ses deux enfants, Henriette et Jean.

L’atelier se trouve vraisemblablement parmi ces adresses parisiennes de l’est parisien ouvrier et industriel. C’est en tout cas ce que supposais avant de découvrir, une nuit d’insomnie, un article éclairant publié dans L’Univers israélite en octobre 1906. La clé du mystère : sésame, ouvre-toi !

« Acclimatation nationale et relèvement par le travail »

L’Univers Israélite, 26 octobre 1906 (Source : Retronews)

Cet article inespéré donne une description qui correspond parfaitement avec la photo de l’atelier. Notre photo prend ici tout son sens : il s’agit donc d’un atelier ouvert en 1906 sous l’impulsion philanthropique de James de Rothschild et dirigé par Benzion Judcovici et un certain Schapiro (non identifié à ce jour). Cet Atelier installé au coeur du 11e arrondissement au 54 de la rue St Maur ne fabrique pas que des albums photos. Il vise aussi et surtout à fabriquer « des ouvriers et des Français » en accueillant des juifs « échoués à Paris, victimes de la persécution roumaine ou épaves de la révolution russe » pour en faire « des hommes conscients et dignes » dans un but « d’acclimatation nationale et de relèvement par le travail« .

Quel aura été le succès de l’Atelier philanthropique du 54 rue St Maur ? Dur à dire, n’ayant trouvé aucune littérature nulle part sur cette initiative, à part cet article. Aucune photo non plus. Le portrait de Benzion publié en 1932 précisait qu’il avait passé « quelques années » à partir de 1905 à l’oeuvre d’Assistance par le Travail du compte de James de Rothschild. On peut imaginer que cet Atelier n’aura été qu’une initiative éphémère qui n’aura pas survécu à la guerre.

La Bibliothèque Historique de la Ville de Paris conserve une photo du bâtiment sur rue du 54 rue St Maur datant de 1912 juste avant sa démolition. On voit sur le porche de la cour un panneau proposant à louer de « Grands locaux industriels avec force motrice et outils ».

54 rue St Maur, Paris 11
Le 54 rue St Maur, Paris 11, en 1912 avant sa destruction ; l’Atelier se trouvait en fond de cour
(photo @SurNosTraces ; source : Bibliothèque historique de la Ville de Paris Cote : 4-EPT-42-0005)

En 1938 les amis de Benzion se réunirent pour rendre honneur à son engagement. L’Univers Israélite salue dans un article élogieux un « vieux militant mutualiste qui depuis plus de 40 ans offre un exemple admirable de dévouement actif à toutes les oeuvres de solidarité et d’entraide« , « un homme qui pratique la bonté, l’amour du prochain, avec modestie et désintéressement », « un homme sans parti et de tous les partis, le plus actif de tous les militants juifs« , « un vieux militant qui apporte à la cause des opprimés un idéalisme ardent et un dévouement sans bornes« .

L’Univers Israélite, 1er juillet 1938 (source Retronews)

Benzion s’éteint à Paris en avril 1940 à 65 ans. Il aura eu la chance de ne pas connaître la défaite française et les rafles de juifs dans son pays d’adoption, pas plus que le terrible pogrom de Jassy dans sa ville natale (près de 15 000 morts). Benzion, « fils de Sion », n’aura pas eu non plus le plaisir de voir la création d’Israel. Mais son nom reste gravé dans l’histoire de la philanthropie communautaire comme dans le livre d’or du Fonds National Juif.

Livre d’Or du Fonds National Juif dans lequel apparaît Benzion Judcovici en 1922
(1913-1922, source KKL)

Je suis content à travers ces recherches d’avoir réussi à faire parler cette vieille carte-photo témoin d’une initiative peu connue de l’histoire sociale parisienne. Et avec un peu de chance, peut-être qu’un lecteur reconnaîtra sur cette photo l’un de ses ancêtres immigré à Paris début 20e ? Faites-moi signe si c’est le cas !

Compléments généalogiques

Les liens précis entre Benzion Judcovici et Esther Rosenfeld restent encore à éclaircir. Certes dans un article de presse, la femme de Benzion est présentée comme Rifca Léa Rosenfeld. Mais d’après son état civil en revanche, elle est dite Rifca Léa Hahamovici, née en 1875 à Targu Frumos dans l’est de la Roumanie, un bourg près de Jassy, fille de Leizer Hahamovici et Rachel Garfunkel. De son côté Lazare Manasé, le père de Esther Rosenfeld, est né en 1868 également à Targu Frumos, fils de Leizer Manasé et de Rachel Garfunkel. En mettant de côté les différences de nom Rosenfeld / Manasé / Hahamovici, on peut imaginer que ce Leizer Manasé est le frère de Rifca Léa Rosenfeld / Hahamovici. Les charmes de la généalogie juive ! A vérifier bien sûr. L’analyse de leurs dossiers de naturalisation permettra certainement de vérifier cette hypothèse. Quant aux 4 enfants sur leur 31, je n’ai à ce stade pas trouver de précisions les concernant. Tous renseignements bienvenus. A suivre ! [edit : ces 4 enfants sont en fait la famille Segal]

Compléments décembre 2023

Des recherches complémentaires aux Archives Nationales dans les dossiers de naturalisation m’ont permis de confirmer ces hypothèses : malgré les différences de patronyme, la femme de Benzion, Louise Rifca Leia Hahamovici, est bien la soeur de Lazare Manase. Benzion Judcovici est ainsi bien le beau-frère de Lazare Manase. Benzion avait 2 frères également installés à Paris, Sulen et Haïm, tous deux sculpteurs, et 4 soeurs restées à Jassy en Roumanie.

7 commentaires

  1. Bonjour Nicolas, je lis toujours avec attention vos recherches sur ces photos. Dans ce récit, je me suis arrêté sur la photo des trois filles et garçons. Il est écrit en roumain souvenir de nos enfants et leurs noms Milly, Gizel, Ros et Nathan et le nom de famille Segal. En 1911, j’ai trouvé des demandes de naturalisation pour Gisele Segal nee le 8 janvier 1903 a Paris, Rose Segal nee le 15 fevrier 1905, et Nathan Segal ne le 15 fevrier 1909, leur parents sont roumains. On retrouve ces enfants dans le recensement de 1926 a Paris avec Milly nee a Londres en 1901, et le pere Maurice Segal ne en 1881 en roumanie et sa femme Golda nee en 1879 en roumanie. La fiche militaire de Maurice donne plus d’information: Maurice Hersco Hirsch ne le 6 fevrier 1881 a Jassy (Iasi) fils de Moise et Raquel Ha…, tous les deux decedes. En ce qui concerne l’acte de naissance de Gisele, premier enfant ne en France, le pere est Maurice Hirsch Segal, la mere est Golda Katz, ils habitent rue Saint Antoine, et un temoin est Louisa Rifca Zudcovici qui habite a la meme adresse rue Saint Antoine et qui signe Judcovici. Voila donc un lien documente entre la photo des enfants Segal et Bentzion et Rifca Judcovici. Et on trouve Lea Hahomovici, 30 ans, 6bis rue Pache, comme temoin pour la naissance de Nathan. Les enfants Segal se sont tous maries et decedes recemment (fin 20eme siecle, debut 21 eme) que s’ils ont eu des enfants, ces derniers seraient peut etre interesse par cette photo et pourrai peut etre apporter plus de details sur les liens entre ces familles Segal et Judcovici. Et pour conclure cette recherche sur le lien entre la photo des enfants Segal et Bentzion Judcovici, la fille de Bentzion et Rifca Judcovici est connu sous le nom de Henriette Segal dit Judcovici !!?? Je pense que Lea Rifca est une niece de la mere de Maurice Segal, de la famille Hahomovici. Bonne continuation, Olivier

    • Super coup d’oeil, merci Olivier ! Je m’étais laissé berner par « Gisele Ros » en prenant ça pour l’abréviation de Gisele Rosenfeld alors que Ros était le prénom d’une fille Segal. Il s’agit donc bien de la photo d’une fratrie Segal, apparemment proches des Rosenfeld et des Judcovici. Leur lien précis reste à établir. Concernant Henriette Segal dit Judcovici, elle est, d’après son mariage en 1925, fille de Joseph et Malca Segal. Sûrement des réponses à suivre dans les dossiers de naturalisation.

    • J’ai jeté un oeil aux dossiers de naturalisation, Louise Rifca Leia Hahamovici (la femme de Benzion Judcovici) est bien la soeur de Lazare Manase. Benzion Judcovici est donc le beau frère de Lazare Manasé.

    • Dur à dire précisément, pas de lien familial trouvé entre ces deux familles. Mais même origine géographique près de Jassy et forte proximité à Paris (parrains aux naissances, photo, etc…). Sûrement des liens antérieurs

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