Encore une vieille photo noir et blanc glanée sur un site de vieux papiers. Parmi de nombreux portraits anonymes, une photo retient mon attention. Un jeune homme élégant, costume, gilet, cravate, fine moustache qui n’est pas sans lui donner un faux air de Charlie Chaplin. Au dos quelques mots touchants, en français » Souvenir affectueux de votre cousin qui vous aime, Tyreh le 18 août 1928. » Et un nom qui permet de donner un nom et une histoire à ce portrait. Bienvenue sur les traces de Élie Barsimantov.
Départ de Smyrne
Élie Barsimantov vient de Smyrne, actuelle Izmir, où il est né en 1900. Ville d’Asie Mineure située juste en face de Athènes sur la côte de l’actuelle Turquie, Smyrne est alors un grand port peuplé, ouvert sur la mer et le monde, qui brasse cultures et religions. Majoritairement chrétienne, peuplée surtout de Grecs, mais aussi d’Arméniens, de Turcs et de juifs, Smyrne est un cas unique dans le monde musulman. Le surnom de « Smyrne l’infidèle » est même donné à cette ville la plus cosmopolite de l’Empire Ottoman. Les parents d’Elie sont Jacob et Reyna, ils ont 6 enfants et travaillent comme domestiques chez une famille française.
Après la Première Guerre mondiale, le Traité de Sèvres permet à la Grèce d’occuper la région de Smyrne (en orange sur la carte ci-dessous). Mais en 1922, les Grecs sont finalement vaincus par les Turcs et Smyrne est en grande partie détruite en septembre 1922 par un terrible incendie. Des dizaines de milliers d’habitants ayant tout perdu se voient forcés à l’exil. Parmi eux se trouve Elie.
Elie sollicite le Consulat de France et reçoit en octobre 1922 l’autorisation d’aller s’installer à Paris. Il y retrouve sa soeur Behora et son frère Avram (1906-1974) qui y sont également réfugiés, alors que son frère aîné David s’était lui réfugié au Mexique dès 1912.
Une nouvelle vie en France
Elie travaille à Paris en tant que commerçant et y rencontre Sarah Gabai, aussi originaire de Smyrne, et l’épouse en 1935. Ils auront un fils Jacques (1936-2013).
La carte postale est écrite de Tyreh, ville voisine de Smyrne en 1928, et adressée à sa cousine « Mademoiselle Esmeralda Israel », semble indiquer que Elie est momentanément retourné à Smyrne à l’été 1928. Mes recherches n’ont pas encore permis d’identifier cette cousine.
Une autre carte accompagnait la carte de Elie. Signée d’un certain Léon Danon, elle est également datée de 1928 et adressée à la famille Israel. L’écriture, identique entre ces deux cartes, indique que l’expéditeur n’est pas nécessairement celui qui écrit la carte. Est-ce l’écriture de Elie ? De Léon ? D’une autre personne ? Impossible de le savoir.
(Photos @ Surnostraces)
Rattrapé par la guerre
La guerre et le régime de Vichy rattrapent la famille de Elie. Parmi les milliers de lettres de déportés conservés dans les archives de Yad Vashem, 10 ont été choisies pour faire l’objet de d’une exposition intitulée « Dernières lettres de la Shoah : 1941-1942 ». Parmi elles se trouve justement la dernière lettre de Elie écrite depuis Drancy où il fut emprisonné. Elie fit parvenir depuis Drancy des lettres et des cartes postales à sa femme et son fils qui continuaient à vivre à Paris. Elie écrit à sa femme sa dernière carte la veille de sa déportation à Auschwitz :
« Très chère Sarah,
Je t’écrit cette carte pour te faire savoir que je pars selon l’ordre du camp pour travailler à destination inconnue ; je pars avec plein courage et à la grâce de Dieu. Je te prie de ne pas te faire de mauvais sang. Et prends garde de notre cher fils Jacques. Je te prie d’avoir du courage et la patience… Nous espérons avec l’aide de Dieu que tout ça finira et nous nous reverrons – tous ensemble avec joi. Tâche d’avoir le bon moral. Ne m’envoi plus ni lettre ni coli à Drancy. Tâche de recevoir la lessive que Mr Saltiel va t’envoyer et je te prie d’avoir du courage. Embrasse mes sœurs et la famille de mon frère Albert, et de Vitalis et de Raphaël, ainsi qu’à ta famille. Toutes les démarches que tu avait fait pour moi ont été inutiles et je te remerci. Je t’embrasse ainsi qu’à notre cher Jacques bien fort. Je pars lundi matin. Elie »
(source @ Yad Vashem Archives O.75/3737)
(source @ Yad Vashem Archives O.75/3737)
Elie fut déporté à Auschwitz en août 1942 dans le convoi n° 23. Sa femme et son fils se réfugièrent alors dans le sud de la France où ils vécurent jusqu’à la Libération.
En 2016, Elie Barsimantov, petit fils de Elie Barsimantov ainsi prénommé en mémoire de son grand-père, fit don à Yad Vashem des documents et des lettres dans le cadre du projet « Rassembler les fragments ». Il soumit également une Feuille de témoignage en mémoire de son grand-père.
(source : @Yad Vashem)
Cet article basé sur une simple photo retrouvée par hasard est aussi à sa façon un modeste témoignage en l’honneur de Elie Barsimantov. Redonner un nom, une image, une histoire, pour ne pas oublier tous ceux venus chercher refuge en France et rattrapés par les horreurs de la guerre et la folie des Hommes.
Très bel et intéressant hommage. Merci.
toujours aussi passionnante cette enquête de détective méticuleux et passionné. Merci