Seule la photo reste vivante en murmurant

Encore une vieille photo glanée au cours de mes recherches. Un couple élégant présentant fièrement leur bébé dans les bras. D’illustres inconnus avec une simple indication au verso : « Paris, 1933. Souvenir à notre cousin Albert Pizanti. Marguerite, Maurice et fils Robert ». Assez pour piquer ma curiosité, tenter de faire parler cette photo, d’identifier ces personnes et retracer leur parcours. Quelques recherches plus tard, l’histoire se dessine. Bienvenue sur les traces des familles Pizanti et Panigel venues en France du cœur des Balkans.

Des premières recherches dans l’état civil parisien permettent de retrouver de bons candidats pour ce couple. En effet une certaine Marguerite Pizanti épouse en 1932 à Paris un certain Moïse Maurice Panigel, tous deux originaires de Bulgarie. Et début 33 naît de leur union un petit Robert : lieu, dates, prénoms, tout colle avec les indications de la carte.

Et par chance (car oui la chance est aussi une aide appréciable en généalogie), l’Alliance Israélite Universelle dispose dans ses archives d’un « Album Panigel » au sein d’un grand fonds photographique dédié au monde séfarade (fonds Isacco). Un regard attentif permet d’y retrouver le Moïse de la carte postale et de le suivre dans sa jeunesse en Bulgarie. Cet album a manifestement été donné par quelqu’un de la famille de Moïse Panigel.

On le retrouve lycéen à 16 ans, au service cinéma de l’armée bulgare à 18 ans, musicien à 23 ans, et sur le point de vendre sa boutique à 26 ans juste avant de rejoindre Paris.

Le nombril des Balkans

Carte Postale Ancienne de Plovdiv (@source internet)

Marguerite et Moïse sont tous deux originaires de Plovdiv, deuxième ville de Bulgarie située au coeur du pays, sur les rives de la rivière Maritza chantée par Sylvie Vartan. Plovdiv est le « nombril des Balkans » selon les mots de l’écrivain Angel Wagenstein qui y situe son roman « Abraham le Poivrot » dont la lecture m’a accompagné dans la rédaction de cet article. Egalement appelée Philippopoli en mémoire de sa conquête par Philippe II le père d’Alexandre le Grand, Plovdiv est la plus ancienne ville d’Europe encore peuplée connue à ce jour avec des premières traces de civilisation datant du IIe millénaire avant JC.

Conquise par les Thraces, puis les Grecs, les Romains, les Byzantins, l’Empire Ottoman, et finalement Bulgare depuis 1885. A cette date, la ville compte environ 33 500 habitants, dont 45 % de Bulgares, 25 % de Grecs, 21 % de Turcs, 6 % de Juifs et 3 % d’Arméniens. Une population dont aucune composante n’a une majorité absolue…

Sur les chemins de l’espoir

« La Maritza, c’est ma rivière
Comme la Seine est la tienne

Quand l’horizon s’est fait trop noir
Tous les oiseaux sont partis
Sur les chemins de l’espoir
Et nous on les a suivis
À Paris »

…chantait Sylvie Vartan à propos de la Maritza. C’est précisément le chemin qu’empruntèrent Moïse et son frère Chapat qui quittèrent Plovdiv pour Paris en 1926. Moïse y trouve une femme originaire de sa ville d’origine et épouse Marguerite Pizanti en 1932. Moïse est commerçant en bonneterie, Marguerite est couturière. Ils s’installent dans le quartier du Marais au 206 rue Saint Martin (Paris 3e) où ils ont 4 enfants, Robert (1933), Elise Lilly (1934), Jacques (1936) et Monique Sarah (1938).

Acte de mariage de Marguerite Pizanti et Moïse Panijel (@ source Archives de Paris, 9 juillet 1932, Paris 10)

L’horizon trop noir

Quand arrive la guerre, Moïse se trouve mobilisé dans l’infanterie : il est « appelé le 10 mai 1940 (comme étranger sans nationalité) au 21e dépôt d’Infanterie à Satory et affecté à la 26e. Il n’a pas combattu et a été démobilisé à Garlin (Basses Pyrénées) le 22 juillet 1940. «  Le 10 mai 1940 est précisément le jour même du lancement de la fulgurante offensive allemande, la terrible Blitzkrieg qui terrassera l’armée française en à peine un mois et demi. Chapat Panigel, le frère de Moïse également immigré à Paris, connait un destin semblable : « engagé volontaire incorporé le 3 juin 1940 au 93 régiment d’artillerie de montage et démobilisé à Grenoble le 18 août 1940 sans avoir appartenu à une unité combattante ».

Certainement appelé à la hâte, Moïse n’aura même pas eu le temps de combattre et se retrouvera à Pau après sa démobilisation. Que faire ? Certes Pau est en zone libre mais une grande partie de la France et Paris est désormais occupée par les nazis.

A t il tenté de retrouver sa famille à Paris ? Tentera t il de lui faire quitter Paris pour le rejoindre dans le sud en zone libre ? Impossible à dire. Seule certitude, on retrouve Moïse assigné à résidence dans le Tarn à Lacaune le 15 septembre 1942, en présence de son fils Jacques alors âgé de 6 ans. Paisible ville du Tarn, LAcaune venait en effet d’être désignée comme lieu « pour recevoir des individus dont les agissements, l’attitude, la nationalité ou la confession constituent des facteurs de mécontentement ou de malaise dans la population  » comme l’écrira le préfet du Tarn en janvier 1942. Traduction : de nombreux juifs étrangers vont être assignés à résidence dans ce village avec interdiction d’en sortir.

Lacaune, résidence imposée

Entre 1942 et 1944, près de 650 personnes, hommes, femmes et enfants, vont être assignés à résidence à Lacaune. L’association Amitiés Judéo Lacaunaises fait à ce sujet un remarquable travail de mémoire sur cette période.

Bien qu’en zone libre, ces juifs assignés à Lacaune sont évidemment une proie facile. Le 26 août 1942, la police de Vichy vient y rafler 90 juifs, dont 22 enfants. Ils seront emmenés au camp de Saint-Sulpice (Tarn), puis à Drancy avant d’être déportés sans retour vers Auschwitz par les convois n° 30, 31 et 33. Aucun ne survivra. (source AJPN). Moïse et son fils Jacques par chance échappent à cette rafle. Le 20 février 1943 une nouvelle rafle surprend encore 29 hommes déportés et assassinés. Heureusement Moïse et son fils Jacques n’en font pas partie. Une dernière rafle le 9 septembre 1943 fera carrément chou blanc, les réfugiés et les habitants étant sur le quivive. Moïse et Jacques quitteront Lacaune en 1944 après y avoir réussi à traverser la guerre. Chapat, petit frère de Moïse, a lui aussi réussi à échapper de peu à la déportation. « Arrêté comme juif en août 1941, il a été libéré de Drancy le 6 novembre suivant pour raison de santé, et de 1942 jusqu’à la libération il a vécu clandestinement à Paris » précisera son dossier de naturalisation.

Liste des assignés à Lacaune avec Moïse Panigel en première ligne (@source l’association Amitiés Judéo Lacaunaises )

Tous n’ont pas eu autant de chance. Au moment même où Moïse arrivait à Lacaune avec son fils, une rafle visait à Paris les réfugiés bulgares, le 14 septembre 1942. Restée à Paris avec ses trois autres enfants, sa femme Marguerite est arrêtée. Elle est déportée le 16 septembre 1942 avec leurs 3 enfants, Robert (9 ans, le bébé de la carte postale), Elise Lilly (8 ans) et Monique Sarah (4 ans). Ils sont tous déportés par le convoi 33 et assassinés à Auschwitz.

Je n’ose imaginer ce qu’ont vécu Moïse et Jacques de retour à Paris en apprenant la terrible disparition de Marguerite, Robert, Elise Lilly, Monique Sarah. Impensable. Inimaginable. Et pourtant la vie continue.

Moïse avait fait la connaissance à Lacaune d’une famille avec deux jeunes filles du même âge que le petit Jacques. Le mari Zelig Senderovic, d’origine tchécoslovaque, s’est fait prendre lors de la grande rafle du 26 août 1942 puis déporté et assassiné à Auschwitz. Il laissa à Lacaune sa veuve, Sarah née Goldstein, avec leurs deux filles Ethel (née en 1936 comme Jacques) et Jeanne (née en 1934). D’origine Roumaine, Sarah Goldstein s’était réfugiée dans les années 30 en Belgique à Anvers où elle avait rencontré Zelig et où leurs deux filles étaient nées, avant de devoir fuir cette fois en France en mai 1940 face à l’avancée nazie et la défaite belge.

Liste des assignés à Lacaune avec Zelig Senderovic en première ligne, rayé après avoir été raflé (@source l’association Amitiés Judéo Lacaunaises )
Registre des départs des étrangers assignés à Lacaune : Moise Panigel et Sarah Goldstein quittent tous deux Lacaune le 14 octobre 1944. (Source : Association Amitités Judéo Lacaunaises)

Moïse et Sarah et leurs enfants quittèrent ensemble Lacaune le même jour, le 14 octobre 1944, direction Paris. Et en 1948, 6 ans après la disparition de leurs conjoints respectifs, ils se marièrent et eurent ensemble un fils né le 31 décembre. Un cadeau du nouvel an, le signe du renouveau et de la vie qui continue. Ils demandent et obtiennent la nationalité française en 1950. « Ces étrangers sont bien représentés dans leur entourage et passent pour des parents s’occupant bien de leurs enfants et menant une vie normale. On n’apprend pas qu’ils s’intéressent aux questions politiques et rien dans leur conduite n’a attiré l’attention au point de vue national ».

Dossier de naturalisation, 1950 (@source Archives Nationales)

En 1960 un nouveau malheur vient frapper cette famille avec le décès de Jacques Panigel à l’âge d’à peine 24 ans. Moïse s’éteindra lui en 1971 en son domicile parisien du 153 rue Saint Martin où il avait vécu près de 30 ans.

« Cousin Pizanti »

Qui est cet Albert Pizanti a qui fut adressée la carte postale ? On sait au moins qu’il vivait dans les années 30, qu’il savait lire le français et qu’il était le cousin de Marguerite Pizanti. C’est à peu près tout avec certitude. Mes recherches sur la famille Pizanti m’ont permis d’identifier 3 frères de Marguerite (Vidal, Charles Schlomo et Moïse) ainsi que leur mère (Lisa Moscona) installés à Paris, tous originaires de Bulgarie. En revanche, à ce stade je n’ai trouvé aucune info précise sur des oncles ou des cousins. A défaut de certitude, il s’agit assez vraisemblablement d’un certain Albert Pizanti (1899-1944), originaire de Constantinople, installé à Paris avant d’être arrêté en juillet 1944 avec ses filles et déporté à Auschwitz dans le convoi 77, dernier des grands convois. L’association Convoi 77 qui travaille auprès des scolaires, a réalisé une biographie de Albert.

Et à Plovdiv ?

Outre Moïse et Chapat venus en France, la fratrie comptait également Eliezer (né en 1898), Jacques (né en 1904), Rachel (née en 1907) et Saoul (né en 1909), tous nés à Plovdiv de Chacham Panigel et Sarah Bidjarano. Restée en Bulgarie, la famille semble avoir entièrement survécu à la seconde guerre mondiale.

« Famille Panigel, 1927 » Si Moïse est déjà à Paris à cette époque, cette photo montre certainement son père Chacham / Chaïm assis au centre en tenue traditionnelle (@ source AIU)

Car bien qu’alliée du Reich, la Bulgarie a réussi à faire ce que presqu’aucun autre pays d’Europe n’a réussi : sauver la majeure partie de sa communauté juive. Sa population s’est massivement opposée à la déportation des juifs et le gouvernement a du temporiser et tenter de contrecarrer les exigences du Reich. Ainsi la famille de Moïse restée à Plovdiv semble y avoir été épargnée. La photo la plus récente de « l’album Panigel » de l’AIU présente une famille portant l’étoile juive, certainement l’un des frères de Moïse resté en Bulgarie et qu’y semble y avoir survécu d’après les données de Yad Vashem.

Famille Panigel restée en Bulgarie portant l’étoile juive ( Source AIU, album Panigel)

Seule la photo reste vivante en murmurant

En guise de conclusion, je ne résiste pas au plaisir de partager les quelques mots trouvés au dos d’une carte photo envoyée par un de leurs amis à la famille Panigel. Des mots simples et forts qui résument superbement l’esprit de cet article :

Chacun de nous né, vit et meurt, seule la photo reste vivante en murmurant « N’oublie pas ton ami »

Elie Yeni, 1918
Photo de Elie Yeni, 1918 (@source AIU, Album Panigel)

Vous avez apprécié cet article ? Alors dépêchez-vous d’aller indiquer les noms de vos ancêtres au verso de vos vieilles photos pour qu’elles puissent continuer à murmurer !

Peinture de Plovdiv par l’artiste bulgare Tsanko Lavrenov (@ source internet)

5 commentaires

  1. Quel article complet! Les archives de l’Alliance Israélite m intéressent. Mon grand père y a étudié à Paris à l’école Normale et à été instituteur en Perse pendant la guerre de 14 puis à Brousse

    • Bonjour Miriam, j’avais découvert sur votre blog un mot (hébreu ? Yiddish ?) qui signifiait souviens toi. Je ne le retrouve helas plus. Ça vous parle ?

  2. Je tombe par hasard sur votre article. Je suis René Bernard Panigel, né le 31/12/48, fils de Moise Panigel, que vous évoquez dans votre article. Vous en savez plus que moi sur ma famille !

    • Bonjour, merci pour votre message et ravi si cet article vous a appris des choses. Si l’histoire familiale de votre famille vous intéresse, je peux vous envoyer des docs glanés au cours de mes recherches. Ainsi bien évidemment que la photo si elle vous intéresse.

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