« Nuitamment, sans bruit ni scandale », c’est ainsi que furent les enterrements des juifs à Paris au 18e siècle. De nuit. Sans bruit. Ni scandale. Et évidemment pas intramuros, faut pas pousser. Car à cette époque, les juifs sont interdits à Paris. En théorie au moins, mais dans la pratique certains sont tout de même régulièrement de passage dans la capitale, avec une présence qui se développe surtout fin 18e. Et certains ont même la fâcheuse idée d’y mourir. N’ayant pas le droit de se faire inhumer dans les cimetières parisiens (comme les suicidés, les protestants et les comédiens), les juifs doivent signaler le décès d’un proche et solliciter l’autorisation de l’enterrer quelque part.
Un endroit pratique a été trouvé : sur le terrain d’un certain sieur Camot, marchand de vin tenancier d’une petite auberge de faubourg, près de La Villette, juste à la sortie de Paris, le long de ce qui était alors la Grande Route de Compiègne et de Flandre. Ce sieur Camot enterre au fond de son jardin – contre rémunération – tous les juifs de l’Ancien Régime qui ont la drôle d’idée de mourir à Paris. Les enterrements se font de nuit.
« Si on ne connaissait l’indifférence des hommes du XVIIIe siècle pour ce que nous appelons le pittoresque, on s’étonnerait de ce qu’aucun artiste, aucun voyageur, semble-t-il, n’ait songé à peindre ou à décrire un spectacle aussi curieux et aussi émouvant. »
¨Paul Hildenfinger, s’étonnant que les enterrements de nuit n’aient inspiré aucun artiste de l’époque
Cette auberge des faubourgs se fait rattraper par la ville et se trouve aujourd’hui au coeur du 19e arrondissement au 46 avenue de Flandre.
Petit souci, le successeur du sieur Camot est un certain Matard, qui en 1775 se permet d’écorcher des chevaux et des boeufs et d’en enfouir les dépouilles sur le terrain destiné aux inhumations. Autant dire que les relations avec les israélites se tendent. Pour parer à ces difficultés, Pereire décide d’acheter le terrain voisin (à l’actuel 44 avenue de Flandre) et obtient l’autorisation du roi d’en faire un cimetière destiné aux juifs portugais. Ce terrain accueillit également les juifs allemands le temps que cette communauté trouve une solution pour ses enterrements, le sieur Matard ayant carrément menacé d’exhumer les corps ensevelis sur son terrain.
Ces cimetières de l’avenue de Flandre furent abandonnés en 1810, Napoléon ayant permis l’inhumation des Juifs dans tous les cimetières parisiens.
L’auberge des faubourgs et ses jardins/cimetières ont depuis longtemps disparu. Si l’auberge du sieur Camot a entièrement disparu avec son jardin, le cimetière voisin acquis par Pereire conserve aujourd’hui la trace de son passé avec quelques tombes encore présentes.
Paul Hildenfinger a publié en 1913 ses recherches sur les inhumations de juifs parisiens au 18ème siècle (Gallica, « Documents sur les juifs à Paris au XVIIIe siècle : actes d’inhumation et scellés »). Il analyse dans cet ouvrage 176 actes concernant des inhumations d’israélites à Paris entre 1717 et 1789. Cette recherche très approfondie ne se prétend cependant pas exhaustive, comme le précise son auteur : « Sans doute eut-il été possible de l’enrichir sans la difficulté matérielle et morale d’une recherche qui, pour être définitive, devrait épuiser plus de 5.000 liasses. » On comprend aisément la « difficulté morale » à l’idée d’analyser 5 000 liasses… Avis aux amateurs !
Parmi les décès identifiés, on retrouve celui de la petite soeur de notre soldat David Lion miraculé des neiges de Russie :
Le 2 novembre 1780 « Ève, âgée de quinze mois, fille de David Aaron, Juif d’Italie et de Madeleine Aaron sa femme, est décédée ce matin à dix heures de maladie dans lad. chambre. Et comme ses père et mère étoient dans l’intention de l’élever dans la religion judaïque qu’ils proffessent, les comparans requièrent qu’il soit pourvu à son inhumation au cimetière de la nation juive allemande, à la Villette, en la manière accoutumée. Et après qu’il nous est apparu du cadavre d’un enfant, sexe féminin,
gissant sur de la paille étendu sur le plancher de lad. chambre, que les comparants nous ont déclaré et attesté être celuy de lad. Eve «
N’ayant pu trouver d’illustration représentant des funérailles juives nocturnes, j’ai utilisé pour cet article le visuel du tableau « Young et sa fille » de Pierre-Auguste Vafflard, représentant le peintre Young contraint d’enterrer, de nuit et hors des cimetières catholiques, sa belle fille protestante décédée en France. Si vous connaissez des représentations d’enterrements juifs nocturnes dans la France de l’ancien régime, n’hésitez pas à me les signaler !
Je trouve cette situation à la fois complètement ubuesque et émouvante…
Extrêmement intéressant… comme tous vos articles !