On connait tous Tom Sawyer et ses aventures sur les bords du Mississippi. Si c’est bien l’Amérique, ce n’est pour autant pas forcément le symbole de la liberté. Cet article part sur les traces d’une rare photographie datant de l’époque de l’esclavage retrouvée au détour de mes recherches généalogiques. C’est un sujet évidemment très délicat ; l’idée n’est pas de juger cette époque avec notre regard contemporain ni de stigmatiser qui que ce soit, juste de partager un témoignage historique peu courant et fort touchant.
L’histoire débute il y a plusieurs années quand j’ai entrepris de retracer la généalogie de la famille Dalsheimer, ancêtres de ma femme. J’avais enregistré sur le site Ebay une alerte avec le mot clé « Dalsheimer » pour être informé dès qu’un document concernant cette famille serait proposé. Cette famille ayant eu de nombreux membres dans la mode et le commerce, les alertes concernaient surtout quelques gravures ou de vieilles publicités.
Et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir un jour un document historique incroyable, une belle vieille photo en noir et blanc, conservée précieusement dans un joli écrin. Trois enfants, bien coiffés et bien habillés, autour d’une femme de couleur. Mère ? Nourrice ?
La case de l’oncle Armand
La réponse allait tomber dans un petit mot accompagnant cette photo avec des indications précises et précieuses sur les personnes représentées :
« Grandmother Dalsheimer’s slave with her 3 children, who were very white. The boy, quite a blond, was the same age as uncle Armand. His name was… »
Pas besoin d’avoir fait anglais LV1 pour comprendre qu’il s’agit de « l’esclave de grand mère Dalsheimer avec ses 3 enfants qui étaient très blancs. Le garçon, assez blond, avait le même âge que l’oncle Armand. Il s’appelait… »
Là je bute sur la lecture du prénom de cet enfant, dernier mot de la note manuscrite : Zorev ? Jones ? Joee ? Qu’en pensez vous ?
De l’Alsace au Mississippi
En tout cas cette indication fait de cette photo un témoignage rare de l’époque de l’esclavage. Elle permet d’identifier avec certitude la famille dont il s’agit. Pour avoir longuement étudié la famille Dalsheimer en Europe comme aux USA, je sais qu’il n’y a eu qu’un seul Armand Dalsheimer, né vers 1852 dans le Mississippi, fils d’un jeune alsacien venu tenter l’aventure américaine, David Dalsheimer. Né en Alsace Bossue en 1810 à Tieffenbach, David part s’installer en 1838 à la Nouvelle Orléans, avant de revenir en France en 1841 pour y épouser sa femme à Nancy, Caroline Levy.
David ramène Caroline en Amérique où ils fondent une famille sur les bords du Mississippi. On les retrouve installés à La Nouvelle Orléans, puis Natchez ou encore Vicksburg.
Sur le recensement de 1850 à Natchez, Mississippi, il apparaît que la famille de David possède deux esclaves, deux jeunes filles de 9 et 22 ans. Ce recensement n’indique hélas pas le nom des esclaves, juste celui de leur propriétaire. David est alors épicier, vendeur de vêtements et de chaussures. On peut imaginer qu’il s’agit d’esclaves « domestiques », destinés à servir de personnel de maison, loin des plantations.
Quitter le Sud pour la côte Est
David et sa famille quittent en 1856 la vallée du Mississippi pour s’installer sur la côte Est dans le Maryland. Est-ce la mort de leur fille Thérèse à Natchez en 1853 qui les incitèrent à quitter le sud et les fréquentes épidémies de fièvre jaune ? Ils s’installent à Baltimore, important port en plein essor où vivait une importante communauté juive germanophone. Je n’ai à ce stade pas encore retrouvé le recensement de 1860 concernant David et sa famille et je ne sais donc pas s’ils avaient encore des esclaves en 1860. Le Maryland, quoique esclavagiste, ne fera pas sécession et restera dans l’Union. Seule certitude, la guerre de Sécession allait en 1865 mettre enfin un terme à l’esclavage.
Impossible de savoir où la photo a été prise. Est ce dans le Mississippi ou à Baltimore ? Qui est le garçon blond ? Est-ce le garçon à droite (qui ne semble pas blond mais la photo est de piètre qualité et les reflets peuvent être trompeurs) qui semble avoir environ 5-6 ans ? Est ce le bébé en jupe sur les genoux qui semble avoir 1 à 2 ans. Certes il est en jupe mais je crois que ce vêtement pouvait aussi concerner les garçons à cette époque. Qu’en pensez vous ? Sachant que l' »Oncle Armand » est né vers 1852, cela situe la photo vers 1857-58 dans le premier cas, vers 1853-1854 dans le second. En tout cas une photo des années 1850s, contemporaine à l’époque de l’esclavage et non postérieure à son abolition. Le fait que cette photo existe, qu’elle ait été délicatement encadrée et préservée, que les personnes représentées soient correctement habillées et apprêtées, semble indiquer qu’elles étaient plutôt bien traitées. Nul doute que cette famille, quoique esclave, ait été plus chanceuse et mieux traitée que d’autres utilisées comme forçats dans les plantations de sucre, de tabac ou de coton des environs.
Une fois installée à Baltimore, la famille Dalsheimer fait souche et s’y développe. Le père est négociant de bottes et de chaussures. Plusieurs de ses enfants également. Voici un exemple de pub et de chaussures produites par les Dalsheimer (sources Musée juif de Baltimore et Philadelphia Museum of Art).
En 1870, le recensement de la famille de David et Caroline avec leurs 6 enfants précise aussi la présence à leurs côtés de deux femmes, une française Minnette Levi de 44 ans, et une native de Virginie, noire, âgée de 20 ans, Anna Scarborough. Cette Anna a t elle un lien avec cette photo ? Peut être le bébé sur les genoux ? Autant de questions qui resteront certainement à jamais en suspens…
En 1882, Armand demande de simplifier son nom et de passer de Dalsheimer à Dalsemer. Il explique qu’il ne savait même pas comment son nom devait être prononcé correctement ! « As a reason for the request he stated that he was variously called « Dalgemer, » « Dolsimer, » and « Dalsemer, » and did not know how his name really shoul be spelled » détaille un article du Philadelphia Inquirer (Monday, June 5, 1882). Armand est un négociant de chaussures, dont on peut retrouver de nombreuses cartes publicitaires.
Golden Wedding
David et Caroline poursuivent leur vie tranquille à Baltimore. En 1891 ils fêtent même leurs noces d’or. L’occasion de découvrir dans la presse de l’époque un article pour le moins élogieux à leur égard, retraçant leur parcours et celui de leur famille.
Cet article de presse donne un aperçu précis des enfants de David et Caroline – dont Armand – et de leurs petits enfants, détaillés sur le carton d’invitation qui y est retranscrit. Cet article précise que David et Caroline n’ont en cinquante ans perdu qu’un seul de leurs enfants et petits-enfants, chose remarquable vu les épidémies de l’époque. L’auteur de la note manuscrite accompagnant la photo évoquant l' »oncle Armand » est certainement l’un de ses 22 neveux ou nièces ou de leur conjoints. Par chance, le Jewish Museum of Maryland conserve dans ses archives un des cartons d’invitation à ces noces d’or. Ca ne donne aucune précision sur l’auteur de cette note mais cela nous offre le portrait de nos deux compatriotes, David et Caroline, nés au début des années 1800.
Pour terminer, je dois préciser que je ne possède pas la photo présentée dans cet article. Mise en vente à un prix qui m’a semblé délirant (700 $ !), elle était hors de mes moyens mais a pourtant rapidement trouvé preneur. Le vendeur que j’ai interrogé m’a confirmé n’avoir aucun lien avec cette famille. Quelque part dort donc dans une collection privée cet émouvant témoignage concernant la famille Dalsheimer et leur époque. Puisse un jour cette photo retrouver ses descendants !
Si vous avez des remarques et suggestions n’hésitez pas à laisser un message en commentaire !
Bonjour Nicolas
Le prénom pourrait être Loew, initialement variation de Levy devenu Leob, Léopold, Léo, Léon, etc selon les lieux, les époques et les employés d’état-civil… en tous cas, une nouvelle fois bravo pour cette magnifique enquête.
oui, je penchais spontanément pour qqch comme Lou(is ?)… On va dans la même direction
Merci Yann,
Une chercheuse américaine habituée à ce type d’écriture me glisse dans l’oreillette qu’il s’agirait de Tom
Ps: en effet, l’enfant au centre de l’image peut clairement être un petit garçon, par contre pour la datation le support de l’image peut donner des indications.
S’agit-il d’un daguerréotype? ce qui peut ramener au début des années 1850.
très belle photo, et joli article. Et oui,quand on a des ancêtres en Louisiane, on leur découvre souvent des esclaves. J’en ai fait l’expérience (sans photo…). Et les recensements soulèvent alors beaucoup de questions
Toujours aussi passionnant et émouvant .
Bonjour,
J’offre une correction a la lecture du « Slave schedule » de 1850. David Dalsheimer est proprietaire de deux esclaves: Un homme noir de 20 ans (1, 20, M, B) – l’information sur la meme ligne que du nom du proprietaire – et la ligne suivante une femme noire de 22 ans (1, 22, F, « ).
Question: Est ce que David Dalsheimer a laisse un testament? Ou Caroline?
Belle journee,
Olivier
Bonjour Olivier et merci pour ce coup d’oeil avisé. Je me suis posé cette même question car effectivement dans le relevé effectué par FamilySearch, on a l’impression qu’il y a un décalage d’une ligne à chaque fois. Ca ne semble pas une erreur isolée car on retrouve ça sur toutes les pages du registre. Du coup j’hésite entre ma propre lecture du doc qui rejoint la votre, à savoir 1 homme et 1 femme de 20 et 22 ans, ou la transcription faite par FamilySearch, avec ce décalage d’une ligne qui donne 1 femme de 22 ans et 1 fille de 9 ans. Quant au testament, je n’en ai pas connaissance.