Paris rime-t-il avec infamie ?

Mars 1808. L’heure est grave, le sujet est d’importance. La communauté juive parisienne est en émoi. Pour accélérer leur intégration dans la société française, l’Empereur Napoléon vient de viser les Juifs avec des mesures pour limiter leurs activités de prêt. Ce décret du 17 mars ne vise que les Juifs, et encore pas tous de la même façon. Autant dire qu’on est très loin de l’égalité républicaine promise à tous les citoyens : ce décret restera dans l’histoire sous le nom de « décret infâme ». Ainsi l’article 19 de ce décret prévoit que « les juifs établis à Bordeaux et dans les départements de la Gironde et des Landes, n’ayant donné lieu à aucune plainte, et ne se livrant pas à un trafic illicite, ne sont pas compris dans les dispositions du présent décret ». Et les parisiens alors ? Pourquoi les Juifs parisiens ne sont pas eux aussi exemptés ? Est-ce un fâcheux oubli ou posent-ils vraiment problème ?

Extrait du « Décret infâme », et notamment l’article 19 qui pose fortement problème à la communauté juive de Paris

Pour clarifier la situation et répondre au trouble de la communauté juive de Paris, le Ministre de l’Intérieur Emmanuel Crétet prend les choses en main et s’adresse directement à l’Empereur le 6 avril 1808 : « J’ignore si l’intention de votre Majesté n’a pas été de comprendre aussi dans cette exception les Juifs qui habitent la capitale de son Empire. Je dois supplier votre majesté de daigner me donner une explication à cet égard. »

Bien évidemment, avant d’aller ainsi interroger ainsi Napoléon, le Ministre de l’intérieur a préparé son sujet en sollicitant des avis détaillés de deux pointures : Louis Nicolas Dubois, premier préfet de Police, et Nicolas Frochot, premier préfet de la Seine , tous deux Conseillers d’Etat. Du lourd donc.

Il leur demande de « faire les recherches les plus sévères pour reconnaître qu’elle avait pu être la conduite des Juifs de Paris ». Les différents rapports ainsi que différentes pièces sont conservées aux Archives Nationales (cote F19 11010) et nous plongent dans la communauté juive parisienne sous l’Empire, sa description autant que sa perception.

« Il n’y a point de juifs dans les arrondissements ruraux du département de la Seine. A Paris, ils sont divisés entre deux castes qui n’ont presque aucun rapport entre elles, qui même fraternisent peu et s’allient rarement.« 

1ère caste : les juifs bordelais et avignonnais

 » Elle se compose d’environ cent familles émigrées de bordeaux et d’Avignon. La plupart de ces familles sont riches, ont des établissements de commerce importants ; elles ne connaissent point l’usure et n’ont jamais donné lieu à aucune plainte relativement à leurs genres de négoce et d’industrie. Le banquier Crémieux est de cette caste et n’en est pas le meilleur individu. On se souvient encore de Peixoto, des Sara Mendès, des Dacosta, des Rodrigue, etc… Ces juifs habitent tous dans le quartier Saint André des Arts. Ils ont une petite synagogue pour eux. « 

2e caste : les juifs allemands

 » Cette caste comprend environ 580 familles, plus quelques voyageurs. Elles se composent des chefs de famille originaires de la Hollande, des villes hanséatiques, de la Prusse, de la Pologne, de la Souabe, des cercles du Haut et Bas Rhin et des départements orientaux de la France, mais plusieurs sont natifs de Paris même. Toutes ces familles sont à peu d’exception près concentrées dans les 6e et 7e arrondissements de Paris. « 

« Les juifs portugais ont leur synagogue rue du Cimetière St André des Arts. Leur cimetière est dans la commune de la Villette dans un terrain qu’ils ont acheté de leurs deniers. Les juifs allemands ont cinq synagogues, la première rue St Avoie, la deuxième rue du Chaume, la troisième rue des Petits Champs St Martin, la quatrième rue des Vieilles Etuves St Martin et la cinquième rue Simon le Franc. Ils n’ont qu’un seul cimetière qui est situé dans la commune de Montrouge et le cimetière est leur propriété. »

Le préfet de Police Louis Nicolas Dubois connaît bien le sujet des juifs parisiens pour avoir déjà réalisé un rapport similaire en novembre 1806 (cote F7 8784). Et garde un œil attentif en demandant aux commissaires de police des divisions où les Juifs habitent une surveillance particulière : « On assure que les Juifs tiennent beaucoup de propos. Les surveiller avec soin. Ils doivent être gardés en observation ». L’inspecteur de Police Bossenet mène l’enquête mais explique que « la surveillance des juifs a été continue dans les lieux où ils se réunissent et notamment au Café du Commerce, rue St Martin vis à vis de la rue aux Ours qui n’est fréquenté que par cette Nation. (…) Ils paraissent ne s’occuper que d’affaires d’intérêt, et en supposant même qu’ils se permettent des propos contre le gouvernement on ne s’en apercevrait pas parce qu’ils ne parlent qu’allemand. »

Pas plus de quatre qui fassent l’usure

Concernant les accusations d’usure, les juifs Portugais, aisés, ne sont pas concernés. Seuls les juifs Allemands sont en réalité visés. Une analyse approfondie des juifs allemands fait ressortir que « seuls 85 pourraient faire l’usure, le surplus n’ayant pas de moyens pécuniaires suffisants pour s’y livrer. Et sur ces 85, 3 seulement connus sous ce rapport et un quatrième seulement soupçonné, encore ne font ils l’usure que par escompte. » (la liste de ces 85 chefs de famille est détaillée en fin de page).

Au final, le préfet de Police adresse son rapport au Ministre de l’Intérieur le 4 avril 1808. Sa réponse est assez claire :

Extrait du rapport du Préfet de Police Dubois au Ministre de l’Intérieur, le 4 avril 1808
(Source AN F7 8784)

Aucune animadversion

Le Conseiller d’Etat et préfet de la Seine Nicolas Frochot fait son rapport au Ministre de l’Intérieur le 3 avril 1808. Lui non plus ne remonte aucun grief sérieux contre les juifs. Au contraire. Et si certaines plaintes ont pu exister, le Préfet y voit surtout des motifs de jalousie et de concurrence commerciale de la part des corps des marchands de Paris. La réputation des juifs de Paris est selon lui très bonne : « il n’existe à leur égard dans l’opinion publique aucun de ces souvenirs qui ont excité l’animadversion contre les juifs » (J’avoue avoir découvert à cette occasion le terme animadversion !). Le préfet les défend clairement : « ce sont des pères de famille honnêtes, des négociants recommandables, sincèrement attachés à la personne de sa Majesté ». Et il prend le soin de préciser que s’ils n’obtiennent pas l’exception qu’ils demandent, « la ruine des établissements que les juifs ont à Paris est infaillible », en rappelant qu’ils fournissent du travail à un grand nombre d’ouvriers et détaillant de nombreux métiers utiles qu’ils occupent.

Juifs parisiens remarquables : titulaires de la légion d’honneur, avoués, médecins, lycéens, fabriquants, militaires, polytechniciens, horlogers, fonctionnaires, lapidaires et fabriquants de bijoux, peintres en miniature, maîtres de dessin,…

Aucune espèce de mécontentement

Fort des rapports positifs du Préfet de Police comme du Préfet de la Seine, le Ministre de l’Intérieur presse Napoléon à clarifier sa position en lui adressant le 6 avril 1808 une synthèse de ces rapports. En synthèse, « sur une population de 2 543 juifs habitant la capitale, il n’en est que quatre qui soient notés pour s’être livrés à des prêts usuraires, et encore est-ce sur billets et non sur gages ». Les Juifs de Paris ne se livrent donc à aucun trafic illicite particulier et, le 26 avril, ils bénéficient officiellement de l’exemption de l’article 19 du décret infâme. L’honneur est sauf. Les affaires peuvent se poursuivre.

Extrait du rapport du Ministre de l’Intérieur à Napoléon.
(Source AN F7 8784)

Annexes

Le rapport du ministre de l’intérieur dresse cette liste des 85 chefs de famille juifs allemands les plus aisés, intitulée « Etat des chefs de famille de la caste allemande qui ont des propriétés ou établissements de commerce ».

« Etat des chefs de famille de la caste allemande qui ont des propriétés ou établissements de commerce ».
Source : Archives Nationales AN F9 11010 (photos @Surnotraces)

Une deuxième liste de 117 noms, inclut également des juifs Portugais.

Israélites résidant à Paris.
« Il y’en a encore une infinité d’autres qui font le commerce de manière honorable. »
Source : Archives Nationales (photos @Surnotraces)

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