E comme… Ems-Occidental

L’Ems, un département francais

Ems ? Tout simplement le nom d’un fleuve du nord de l’Europe, qui a donné son nom à un département français créé en 1811. Un petit coin de France perdu au nord des rivages de la mer du nord, au nord d’Amsterdam. Aujourd’hui situé à la frontière entre Pays-Bas et Allemagne, l’Ems-Occidental est l’un des 134 départements que compte l’Empire Français de 1812 (en violet sur cette carte).

Carte des départements de l’Empire Français en 1812 (source : ©Fondation Napoléon)

Et c’est accessoirement la destination choisie par un de mes lointains cousins Moses Dalsheim, né à Sarreguemines vers 1760. Pourquoi s’exiler si loin de tout ? Déjà, par ce qu’il n’avait pas le droit de rester dans sa ville natale, ce qui en soit est déjà une bonne raison de partir. En effet en Lorraine à cette époque, des familles juives sont autorisées mais très contrôlées et leur nombre est scrupuleusement limité.

Le recensement des juifs de Lorraine de 1721 permet à 73 familles de résider dans le duché de Léopold 1er, duc de Lorraine. Cette liste autorise les familles citées à continuer de résider dans les lieux où leur demeure est fixée, « d’y exercer leur religion et de tenir leur synagogue dans une de leurs maisons sans bruit ni scandale ». Elle oblige aussi les familles qui n’y figurent pas de quitter ses terres dans un délai de quatre mois. On retrouve dans cette liste de 1721 la famille de notre ancêtre Isaac Dalsheim, seule famille juive autorisée à « Zarguemines ».

Alors que seules 73 familles juives étaient autorisées à rester en Lorraine en 1721, ce chiffre est porté à 180 familles sur la liste suivante établie en 1753 sous Stanislas Leszczynski. On retrouve toujours la famille Dalsheim autorisée à résider à Sarreguemines, mais pour un seul chef de famille. Ce qui signifie que tous les enfants mâles doivent partir s’installer ailleurs (les filles peuvent rester sur place si elles trouvent à épouser un chef de famille autorisé).

La fratrie de ce Moses Dalsheim est particulièrement révélatrice de cet éclatement des familles. Alors que lui s’installe à Noordbroek dans l’Ems sur les rivages de la mer du Nord, son frère Isaac s’installe à St Esprit près de Bayonne (à près de 1 500 kilomètres !), son autre frère Joseph à Paris, et sa soeur Jeannette en Moselle. Et sa dernière soeur Guitelet se convertit à Metz. Retisser les liens d’une telle famille a été un boulot de généalogiste amateur à temps plein 😉

Une terre d’accueil

Impossible de savoir précisément ce qui a mené Moise vers la mer du nord (le seul de sa famille assurément). Seule certitude, la tolérance religieuse semblait plutôt au RDV dans ce département. L’Ems Occidental compte 167 579 habitants, dont 2 281 juifs (à la même époque Paris ne compte que 3 500 juifs) et 22 temples israélites. On admire la précision de l’administration impériale…

Culte des départements de Hollande : l’Ems Occidental compte  2 281 juifs (©Archives Nationales, photo SurNosTraces)

Avec beaucoup de chance j’ai retrouvé dans un ouvrage d’histoire locale les passeports de Moïse Dalsheim et de sa femme Sara Jonas, petite juive frisonne de 15 ans sa cadette, épousée en 1791. Ceci dit du haut de son 1m51, Moïse n’était pas bien grand.

Sur les traces de Jonas Dalsheim

Moses a deux fils, Jonas né en 1793 et Daniel Yehiel en 1795, tous deux nés dans le village de Zuidbroek. Quand Napoléon, agacé de la mollesse de son frère Louis qu’il avait fait Roi de Hollande, décide d’annexer le Royaume de Hollande à l’Empire, il met en place la conscription militaire. Moses se voit alors contraint de voir partir son fils aîné sous les drapeaux.

« Le fils de Mozes, nommé Jonas d’après son grand-père maternel, fut appelé sous les armes en 1813. Mozes avait pourtant déclaré, la main sur le cœur, qu’il ne savait pas l’âge de ses fils, puisqu’il n’avait pas leurs actes de naissance, mais toutefois Jonas n’échappa pas au service militaire. Le 27 août il fut désigné par le sort et le 24 septembre il dut se rendre à Groningen. Le dernier message qu’on a eu de lui date du 29 octobre 1813 et venait de Mayence. On ne sait pas s’il est décédé dans l’exécution de son service militaire ou s’il a trouvé une existence dans l’ancienne patrie de son père. » (Source : “De joodse gemeenschappen in Hoogezand – Sappemeer, Slochteren, Noord- en Zuidbroek en omliggende dorpen 1724-1950″. (Els Boon et mrs Boom-Renkema). Les auteurs de ce livre, contactés n’ont plus le détail des sources de ces infos et impossible de savoir quel est ce document venant de Mayence (cela concernait il Jonas lui-même ou son régiment ?).

« Avec douceur et fermeté »

On retrouve aux Archives Nationales des lettres du Préfet du département de l’Ems-occidental qui donnent quelques précisions (certainement adoucies et embellies) sur la conscription de 1813 :

 » Les opérations pour la levée de la conscription de 1813 se continuent dans ce département avec la plus grande tranquillité. Le tirage a eu lieu dans les différents cantons du 25 août dernier au 2 de ce mois (septembre). (…) Les conscrits ont paru animés d’un bon esprit et surtout d’une grande résignation. Les réunions des conscrits étaient beaucoup moins tumultueuses que les années précédentes.  (…) Le conseil de recrutement a terminé son travail le 24 (septembre). Il a procédé avec douceur et fermeté. Le 26 (septembre), un premier détachement fort de 130 hommes s’est mis en route pour Mayence. Hier matin (28 septembre) un second détachement de 105 hommes est parti pour la même destination. Ces deux départs ont eu lieu avec ordre et facilité, suite de la bonne volonté des conscrits. (…) Le troisième détachement de conscrits de 1813 est parti hier (10 octobre) de Groningue à six heures du matin pour Mayence. (…) Je n’ai qu’à me louer de la docilité des conscrits et du bon esprit qui les animaient. »

L’analyse des registres de circoncision locaux confirme l’âge de naissance de Jonas qui avait bien 20 ans en 1813 quand les Français sont venus le chercher.

Registres de circoncision dans lequel apparaît Jonathan (Jonas) fils de Moses (Dalsheim), né le 7 juillet 1793 (n°11)
ainsi que son frère Simon Yehiel né le 10 juin 1795 (n°17), en hébreu ci-dessus et en hollandais ci-dessous
(© allegroningers.nl)

En essayant d’en savoir plus sur l’avenir de ce Jonas, j’ai commencé à m’intéresser aux soldats juifs de Napoléon et à recenser tous ceux croisés dans mes recherches. J’ai identifié à ce jour près de 3 000 soldats juifs engagés dans les armées de Napoléon, dont enfin ce Jonas Dalsheim !

Les registres militaires indiquent que Jonas a été enrôlé comme voltigeur au 70e régiment d’infanterie de ligne le 24 octobre 1813, quelque jours à peine après la dramatique défaite de Leipzig. Jonas passe ensuite au 16eme de ligne le 16 novembre 1813. Son registre militaire indique qu’il a fait la campagne de 1813 en Allemagne (peut être a t il participé à la bataille de Hanau du 30-31 octobre 1813), avant de déserter le 10 janvier 1814. C’est la dernière chose que l’on sait de lui. Aucune trace de lui ensuite et il n’a manifestement jamais rejoint son village natal. Aura t il au moins survécu le temps de voir le 30 mai 1814 l’abdication de Napoléon 1er et la disparition de l’Ems-Occidental ?

Registre militaire du 70e de ligne (©SHD)
Registre militaire du 16e de ligne (©SHD)

La bataille de Hanau du 30-31 octobre 1813 a été remportée par les Français (à seulement 17 000 contre 43 000 coalisés Bavarois et Autrichiens). Jonas y a vraisemblablement participé avant de déserter quelques semaines plus tard quand l’occasion s’est présentée.

Dans le tableau qu’a peint Horace Vernet de la bataille de Hanau, un détail ne cesse de retenir mon attention, c’est un soldat seul, qui marche tournant le dos à l’action, ses affaires à la main comme s’il quittait le champ de bataille, encore valide mais résigné et dépité. Assurément un clin d’oeil à notre jeune Jonas déserteur… si ce n’est lui !

Les Dalsheim de Hollande

Si Jonas a disparu dans le tumulte des guerres napoléoniennes, son frère Simon Daniel Yehiel de deux ans son cadet était trop jeune pour  la conscription. Ayant survécu, il a laissé une importante descendance en Hollande. Descendance qui a largement disparu 150 plus tard lors de la seconde guerre mondiale victime de la Shoah comme près de 75% des juifs des Pays-Bas (en comparaison, 22% en France). Les bases de données de la région de Groningue où vivaient les Dalsheim révèlent l’ampleur de la catastrophe.

Source : Allegroningers.nl

Une historienne locale hollandaise, Mme Els Boon avec laquelle j’ai échangé dans le cadre de ces recherches, m’a expliqué avoir rencontré parmi les survivants un certain Salomon Dalsheim et sa femme. Leurs premières paroles teintées d’humour et de fatalisme furent les suivantes : « O well, before we talk you have to eat my chickensoup. You are far too thin! » And so I had to eat a very fat soup first. « Sores (Jiddish for troubles, here she meant the stories over the war) are less miserable with soup than without soup ».

Les pires horreurs sont toujours moins pires avec une bonne soupe de poulet. J’aurais pu appeler cet article Soupe de poulet si le S n’était pas déjà pris par un autre article (qui aura lui aussi bien besoin d’une bonne dose de soupe).

12 commentaires

  1. Oui, vous avez entrepris un vrai travail de généalogiste à temps complet. Merci de partager.
    J’ai bénéficié de l’annexion de beaucoup de territoires par Napoléon dans mes recherches dans le département des Forets car les registres écrits en Français étaient bien plus faciles pour moi à déchiffrer.

  2. Je suis impressionnée par la richesse de vos recherches et de vos sources. C’est vraiment très intéressant.

  3. Bonjour,
    Beau travail de recherches, et félicitations pour l’écriture de ces histoires.
    Mes recherches de genealogie sur ma famille juive portent sur la Pologne particulièrement, et donc vous apporter un tout autre aspect de recherches que je n’ai jamais eu l’occasion d’explorer.
    Ce qui me frappe dans votre texte aujourd’hui est <> que votre famille Dalsheim a vécu a travers les siècles.
    En Yiddish, la Shoah, l’holocauste, se dit « kurben » et se traduit par le mot « catastrophe, (ou la ruine, ou la destruction) ». Tristement, les Dalsheim on été pris dans le meurtre de la communauté juive de Hollande aux mains des nazis.
    J’irai plus loin dans l’utilisation du mot catastrophe pour cette famille.
    Les lois sous Léopold contre les juifs qui forçait les membres d’une famille de partir loin de leur parents et frères et sœurs et amis était d’une grande cruauté. Une vrai catastrophe. Vous le notez, deux frères a 1,500 km. Est que la sœur parti a Metz se converti pour ne plus avoir a vivre une telle déchirure? Et le résultat, des communautés entières brisées et anéanties par ces séparations forcées.
    Il y a un fil très clair pour moi a travers vos articles jusqu’à présent, et c’est que cette famille a été forcée a survivre le mieux que possible. La vie des Dalsheim n’est pas aussi régulière que celle de leur voisins non-juif parce que les conséquences sont tellement plus catastrophiques. De pouvoir manger une bonne soupe de poulet est peut être un miracle a savourer.
    Bonne continuation pour ce blog.
    Olivier,
    New York

    • Bonsoir Olivier,
      Merci pour votre commentaire. L’aventure de cette famille Dalsheim est effectivement assez fascinante à travers les siècles (et sûrement proche de celle de nombreuses familles juives), souvent poussée à devoir partir, se séparer et se réinventer ailleurs. J’ai parfois envie de crier à ces ancêtres pourtant décédés il y a plusieurs centaines d’années, non surtout de nous installez pas là ! Allez ailleurs ! Mais y a t il vraiment un meilleur ailleurs ? Dans le doute, la soupe de poulet est assurément en attendant une sage solution 😉

  4. j’admire votre recherche , j’apprends beaucoup également . J’aimerais tant trouver la trace de mes disparus en Pologne …mais rien …
    ..

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